Mars 2021

Ce qui chauffe éclaire voilà

par

Catherine Anne Laranjo

nouvelle
corps de braises
[…] cet être qui tout à la fois avait rempli le monde et l’avait remplacé.
— Marguerite Yourcenar,
Les feux
Ce qui aide pour être moins réactif au feu extérieur est de le développer en soi.
— cet être


Depuis qu’elles sont arrivées ici elle obsède avec les chandelles. 

Il disait qu’il ne fallait pas dire obsède. C’était un jugement. Elle le dit quand même, parce que c’est vrai.

Le nouvel appartement est grand, beaucoup plus grand. Il faudrait le remplir mais les choses restent regroupées au ras des murs: deux luminaires à suspendre, les tablettes à visser, les pôles des rideaux qu’ils ont partagés, les supports à vendre. Tout ce qui les tenait, à vendre. Elle regarde le tas chaque matin. Un seul grand corps. Il respire, elle le voit. Elle ne remet pas en marche. Elle laisse tranquille, dormir. On ne laisse pas assez dormir les corps. En route vers la toilette elle chuchote Respire mon amour. Mon amour ce n’est pas lui, c’est ce qu’ils ont eu, Respire mon amour elle dit, les corps respirent parfaitement quand ils dorment.

Le jour elle s’affaire au reste: fabriquer des banderoles avec les tiges de kakis et les livres de femmes, Chantiers Feux Le cœur sauvage de mon nom, rapprochés les titres deviennent une phrase. Maintenant que ce qu’ils étaient dort elle applique des pansements au dormant de sa fenêtre, écrit Protégée au-dessus, parfois elle l’écrit pour y croire parfois c’est croire qui écrit pour elle. Ici elle cueille les fleurs sauvages des ruelles, coince leur tige sous les miroirs, au crayon de plomb redonne à chaque bouquet son émotion, Tristesse Transgression Légèreté Froid et Croire. Son amie lui dit La moitié c’est pas des émotions. De biais dans le miroir de la salle de bain elle répond La moitié c’est si je veux.

Elle a choisi la chambre la plus petite, au fond. Il n’y a pas le puits de lumière promis mais la garde-robe est éventrée, comme elle aime que les choses cachées le soient. Depuis l’embrasure elle regarde la pièce, attendrie: l’hiver ici sera un petit four. Pour l’instant la fenêtre offre la ruelle, la nuit les chats s’y alternent. Elle les regarde regarder le noir, et ainsi l’éclairer. Elle se dit qu’elle apprend l’alchimie par osmose, réentend celle qui avait dit Someone I loved once gave me a box full of darkness, it took me years to understand that this too was a gift [1]. Jusqu’ici elle a toujours très bien dormi, sur les planchers d’aéroports dans les trains surpeuplés au cœur des parcs dans les tentes montées rapidement sur les sofas du bout des mondes. Depuis la rupture un rien la réveille. Un miaulement devient un enfant, la bouillotte de caoutchouc rouge feint de saigner, le même lampadaire clignote, il s’est déplacé de là-bas jusqu’ici. Elle n’a pas complètement quitté leur maison. Il lui a dit plein de fois sur plein de tons différents Pourquoi tu la laisses pas aller, tu peux briser le bail, je comprends pas, ça va être compliqué non? Elle ne comprend pas non. Ni pourquoi elle a tout rapporté sauf les coupes à vin, les foulards, les plus longs pôles. Elle ne comprend pas pourquoi les chats dorment maintenant au sol ni pourquoi le gris pleure, rôde comme possédé, fait pipi dans le bain et caca sur les planchers, elle n’a même plus le cœur de le gronder, elle le flatte quand il la regarde, perdu.

Ici elle étudie la relation qu’entretient le feu avec la cire. Elle observe fascinée les petites murailles se créer puis se défaire autour de chaque flamme. Elle y touche. Apprend où placer le doigt. Avec quelle force, à quel moment, pour combien de temps. Elle recrée les forteresses, s’imagine que le feu s’en porte mieux. Elle s’appuie ensuite sur les impacts insoupçonnés, leur offre toute sa tendresse, elle sait faire ça, Her love comes easy it's just everything else that's hard, du feu elle approche les lèvres, Tiens respire toi aussi.

Elle veut dire Tiens respire mon amour elle n’y arrive pas.

Il y a aussi la quantité. Elle statue que si elle allume six bougies ça ira. Son amie marchera plus lentement dans l’appartement. Sa voix ralentira. Elle arrêtera de discipliner les chats. En allumant six bougies la sous-location de l’ancienne maison s’administrera d’elle-même, ici les miroirs s’installeront seuls, partout les frontières s’assoupliront, et elle saura enfin de quelle couleur est la tristesse quand elle n’est plus partout et bleue. En allumant six bougies elle rejoindra le rythme du monde. Celui où il l’attendait tranquillement au bord du foyer, en lui retraçant la joue en lui chantant l’hymne des mariages, pour toute la vie encore. Six flammes et elle le verra à nouveau fabriquer le feu de camp comme un moine puis le veiller comme un père. Elle arrivera au temps où il tapissait les planchers d’encens et la tatouait entre les jambes. Il allumait le briquet dans le noir au lieu de l’écran du téléphone, comme tout le monde. Il n’était pas tout le monde. Il allumait une lumière pour les trouver, toutes. Il l’avait allumée, elle. Une nuit il lui avait dit en riant J’ai un secret mon amour, je viens du passé. Elle avait éclaté de rire. De soulagement. Pour un instant, le temps du clic, elle avait eu peur du secret.

Elle avait eu raison. Le secret traversait déjà vers le futur. Maintenant il vient du passé, rôdant.

Dans un message le nouvel homme qui est en train de l’aimer, trop vite, lui écrit Cette manière que tu as de me faire fondre et craquer à la fois. Il l’écrit comme s’il s’agissait à la fois d’une évidence et d’une énigme. Elle ne répond pas. Elle étudie le secret du feu. Les formes que prennent les chandelles quand elles s’y soumettent. Les textures détruites, révélées. Elle ne répond pas aux autres amours. Elle est occupée. Elle étudie l’évidence des énigmes. Il lui écrit encore Et puis comment ignorer le vent de gratitude qui souffle sur ces flammes de tristesse. Il parle d’eux, cette fois elle répond en allumant six bougies, chacune pour dire C’est trop tôt je suis encore hier, six sera assez pour le ralentir. Six bougies oui ça devra être suffisant, ça doit être là le chemin pour la braise, au rythme parfait.

Elle vit depuis cinq mois comme on campe: en sursis, à tâtons. Pour pallier elle déploie la curiosité. Pour les peines d’amour on dit qu’il faut développer de nouveaux intérêts. Elle ne fait pas ce qu’il faut. Elle creuse encore plus loin ce qui l’intéresse déjà: les refuges, connaître ce qui garde au chaud, et comment. Elle a acheté des fleurs orange pour le perron. Elle a acheté le grand paquet de tisane tigrée. Elle a acheté un gilet rouge cramoisi, normalement elle ne porte jamais de couleurs, celle-là est un peu transparente, elle passe le tissu flambant nue, ses seins pointant comme des phares. Parfois elle ajoute le gros cardigan rouille qu’il lui avait offert un Noël, avant. Avec ses cheveux pâlis et la peau qu’elle transporte de l’été on dirait qu’elle exagère, pourtant tout s’accorde. L’harmonie, brûlée. Elle flirte avec les limites, devient intime avec les doses, pas encore allumé les calorifères, déjà assez de feu pour tenir, Guérir doit se passer entre ses mains. Elle ajoute cette phrase près des bouquets. Elle ne sait pas bien si elle se dit, et si oui ce qu’elle veut dire, la phrase déborde vers sa main, celle d’une femme en train de devenir les morceaux qui lui arrivent. C’est comme pour ce mot, brûle-pourpoint, comme pour les chats, qui miaulent comme des pervenches, comme ce qu’a dit le peintre hier, Ce que tu cherches te cherche aussi.

Ici une femme, en le rejoignant, devient doucement le feu.

De lui elle ne s’était encore jamais sentie près. Ça a été toujours été autre chose. Il l’obnubile mais l’intimide. Elle ne s’y reconnaît pas. Elle est faite de vents d’eaux de terriers, presque pas de place pour les flammes. Pourtant elle veut tout. Pourtant elle vit pour l’ensemble. Dans cette maison froide elle trouve les moyens. Les moyens la trouvent. Elle se demande si c’est comme pour les anges. Il lui avait dit qu’ils volaient tout autour, les esprits blancs ou noirs. En laissant entrer les premiers la magie advenait (comme quand ils avaient fait l’amour sans les corps, et échangé des bagues avec la mer, et envoyé des messages textes dans l’avenir). Si on laissait entrer les deuxièmes le mal advenait (comme quand ils étaient allés s’enfermer sur une île, et avaient crié dans la voiture, et vomi de méchanceté). Elle se demande si le vomi a séché. S’il tapisse encore le plancher de la douche, là-bas.

En ouvrant les dernières boîtes elle découvre tout un sachet de chandelles, des petits cylindres orangeâtres. Accroupie au milieu du salon elle pousse un cri de joie. Vite les libérer pour savoir ce qu’elles sentent. Voir si elles brûleront au centre. S’épuiseront au même rythme que les autres, les plus communes, moins chères, plus simples. 

Elle n’est pas simple.

Quand son amie lui demande de placer de quoi accueillir les nappes que fait la cire chaude elle dit oui et ne le fait pas. Elle veut que le plancher reçoive bien, que la cire se gratte fort avec les ongles après. Elle aime les duretés que crée le feu. Quand son amie lui demande Les bocaux s’il te plaît on les prend pour boire, elle dit oui et les met à l’épreuve, les aligne lumineux comme des trophées au bord des fenêtres, que tous les passants puissent bien voir: ce qui brûle éclaire voilà. Elle ne le dirait pas comme ça. Pour l’instant c’est plutôt une habitude, un baume. Mais en dessous du soin se tient une puissance. Ce qui tient la flamme c’est la braise. Rien d’autre.

Pour le pouvoir elle trouve des rideaux plus transparents qu’il ne pourra jamais l’imaginer. Grimpe nue devant la vitre pour les suspendre. Couche le matelas directement au sol. Il avait toujours refusé. Il disait que c’était mauvais pour le dos que ça faisait moisir le dessous. Elle courbe son corps sur la mémoire en geignant. Tant mieux si les champignons poussent. Elle caressera leur pelure comme on se touche au creux des jambes. Elle est folle de ce qui fermente. Elle c’est l’inverse: c’est l’enfant qui enfante.

Pour le pouvoir elle a aussi le feu. C’est nouveau. Elle explore comme elle le fait toujours: entière, c’est-à-dire abandonnée. Au début elle attendait au moins le soir pour semer les flammes à la base des bouteilles, sur les bouchons, les étuis, les pots de confiture et de kombucha et de levures, même les bulles de verre accueillant normalement les fleurs. Jour après jour les raisons d’allumer arrivent plus tôt: aujourd’hui il fait froid, c’est gris, elle est seule à la maison. Bientôt elle perd toute balise. Le feu s’étend. Elle investit les deux salles de bain en même temps, le vestibule les étagères les racoins, entre même en cachette dans la chambre que son amie garde toujours close. Elle pénètre. Les chandelles en viennent à commencer directement après le café, se rendent jusqu’au-delà du coucher, restent vivantes quand tout le monde dort, brûlent à toute heure dans toute pièce, se suspendent même aux poignées des armoires. Le métal devient cuisant. Elle l’empoigne, victorieuse. Elle allume tout ce qui se peut, elle allume comme on sauve. Un jour elle dit à l’homme qui commence à l’aimer C’est drôle ce mot, sauver. Une fois dans ma bouche je ne sais plus où il va. Regarde, de la bouche elle le fait, sauver, qui sait quel chemin sous les lèvres, qui sait entre réchapper ou s’échapper, qui sait si guérir habite sauvegarder ou fuir.

[1] Mary Oliver, «The uses of sorrow», Thirst, Beacon Press, 2006, 88 p.

Catherine Anne Laranjo

Catherine Anne Laranjo vit parfois à Montréal, vient souvent au monde et écrit partout. Elle est co-autrice du recueil de poésie photographique Nous sommes devenus ces gens, de l’album jeunesse Ensemble nous voyageons et collaboratrice pour divers collectifs. Elle s’intéresse à la vie-poésie, au potentiel des rencontres, aux fenêtres des langages, aux pieds nus, aux champignons, à la tendresse et aux espaces où ça (se) touche. Comme elle, ses mots aiment, voyagent et n'en reviennent, heureusement, jamais tout à fait.

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