Mars 2021

Les brûlures visent à enclore les compulsions

par

Rosy L. Daneault

nouvelle
corps de braises

Les hommes nous coulent des masques dans des bureaux de commerce, qui ont des airs de notaires, de thanatologues. Sous ces masques, nous avons appris adolescentes le désir de nous-mêmes. C’était ardu de voir toujours cette silhouette qui se plante sous nos yeux scrutateurs, spectacle qui empêchait d’accéder à soi. Dans la glace, nous prenions des poses et séduisions nos propres corps en nous imaginant jouer des scènes sèches et dépeuplées, imitions des femmes filmées, des bouches rouges et souples, des jambes longues et déployées, réceptives. Elles venaient de scénarios fantasmés d’hommes plus ou moins puissants qui souhaitaient voir apparaître leurs mensonges hors fiction. Les manières d’être sont des choses contagieuses. À force d’images, j’adopte les attitudes.

Ils nous ont sectionné les os des jambes pour les faire grandir un peu. Nos pieds nus se sont posés sur les fils de fer. 

Le sang coulait sur les villageois.

*

Je nous vois hier. Une mémoire sensorielle précise. Tu touches aux bons endroits. Je suis prise d’une agitation brusque. Et je sais que je suis folle quand je cogite ainsi. Je ne dors pas, les mains noyées dans le feu. Elles brûlent de retenue. L’air manque, mais une flamme s’alimente, venue de rien. 

Cette brûlure n’est pas vaine. Au contraire, elle renforce les claques. La nuit, elle minore le désir, réduit le crépitement des branches, la rupture des organes. C’est bien cela, la brûlure vise à enclore la compulsion. Et le rappel des gestes sur le corps. Et les déviations du présent vers le passé. La mémoire est une corde tirée en nœud coulant. Elle menace la pendaison. Ces murs trop hauts communiquent des images, et je glisse tout de même dans les lits qui accueillent, croyant à de faux dangers. On dira: insouciante, sotte, mais surtout indécente, vulgaire. Je hante les zones entre les chairs, usurpe les cheveux, les remous des visages où mes doigts dérapent. Je disparais dans le pétillement des lèvres. Une vapeur. Rien d’autre. 

Les valets qui me surveillent sévissent contre les corps qui dérogent aux règles de conduite. Ils me rappellent leurs règnes tandis que je montre dentelles, poudres blanches et déchirures pour qu’ils ne me voient pas. Je concocte des potions qui compriment les pulsions. Les avale d’un trait. Elles sont d’une inefficacité grotesque, et ces valets-là ont les mêmes attentes que mon père. Il faudra les revêtir comme des moules de marbre. Cassés à même le Marteau des sorcières. Ils n’aiment pas quand ils nous voient possédées du désir, le pire affront serait de le verbaliser. Toi aussi, mon amour, tu aimes en propriétaire. Nous nous posons autonomes du regard. Ils n’approuvent pas quand nous morcelons les corps. Mon amour, c’est que le désir te fragmente, fait échouer cette illusion d’identité à laquelle procèdent les associations d’idées. Tu te croyais exister dans ton cortex préfrontal, quand tu nageais dans les liquides. De mes yeux fongueux, je te fais rappel. Toi comme moi te composes de peu. Tu n’acceptes pas qu’on te fragilise. Tu nous vois colonies de femmes désirantes, tu sais qu’entre béguines nous jalousons peu de jardins. Nous échangeons de la presse papier et des amours multiples qui se détournent, qui s’encastrent peu, qui pulvérisent deux. Nous rêvons de jour et comprenons de quelle matière est éros. Ce n’est pas le diable. Trop complexe pour être le diable. 

Il est devenu célébré de parcourir notre propre corps. Un miroir devant pour observer mon sexe qui ne donnera pas d’enfant. C’est un crime. Alors tu cherches à nous couper du cou à la queue, du cou à la queue, quand tu empailles en renard et en caille. C’est un crime de ne pas revenir à ton désir à toi, alors tu nous réduiras, animales, sans savoir combien nous traversons la terre. Les lames remonteront dans mon ventre, de la bouillie jaillira de mes lèvres en guise de tannage. Mais tu sais, un lieu frais et sec suffit à traverser le temps sans descendance. Un lieu frais et sec suffit pour se réapproprier l’œil de verre qui fait objet. De lui, j’articulerai des inversions dans les ordres, une digestion de mante. 

Rosy L. Daneault

Rosy L. Daneault est étudiante à la maîtrise en études littéraires (profil création) à l'Université du Québec à Montréal. Elle s'intéresse aux rapports atypiques au réel, à la phénoménologie, aux théories du traumatisme et du Care. Les études féministes, notamment les théories écoféministes, prennent une place importante dans sa réflexion. Elle a publié dans les revues Lapsus, Nyx et Saturne et co-dirigé le collectif Le cas : Quel domaine judiciaire pour la littérature? qui paraîtra sous peu dans la collection exploratoire de L'instant même. 

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