Mars 2021

Manger le miroir

par

Margaux Blair

nouvelle
corps de braises

Elle se fixe. Elle en a assez de se fixer, mais le miroir est là, et elle est trop lasse pour bouger. Reflété en dimensions exactes devant elle, elle observe ce corps qui doit être le sien, cette peau pâle parsemée de taches de rousseur et de cellulite naissante, deux genoux noueux ponctués d’ecchymoses venues d’on ne sait où. Elle a dépassé ses années adolescentes pendant lesquelles elle ne se reconnaissait pas, où tous les cinq ou six mois son corps se déformait, s’allongeait ou se gonflait de façon aléatoire et ne lui appartenait plus jusqu’à ce qu’elle l’apprivoise à nouveau. Ces temps-ci, elle est bien dans sa peau, sûrement, probablement, parce qu’elle n’y pense pas trop. Il suffit de ne pas voir son corps, de ne pas être debout, figée devant son reflet. Comme maintenant.

L’image qui lui est renvoyée semble gauche, factice. C’est peut-être la lumière ou la tristesse qu’elle sent s’accroître en douce depuis des mois qui lui pourrit le corps. Ça remonte en elle, ça menace de déborder, mais ses pieds refusent de bouger, de faire les quelques pas qui la délivreraient, l’éloigneraient de ce corps qui n’est pas à elle, malgré ce que lui affiche le foutu miroir.

Elle veut le manger, le miroir.

Elle tend la main, et un coin de la glace se détache sous ses doigts, ça ne devrait pas être si facile, mais après tout, elle est portée par la rage, cette rage qui vit en elle, ce poids constant toujours tapi dans son estomac. Pour une fois qu’elle lui sert à quelque chose, la rage. Elle attrape de plus gros morceaux, les côtés sont tranchants mais elle ne se coupera pas, elle ferme les yeux en prenant une bouchée, pas pour savourer, plutôt pour mieux déchiqueter.

Les morceaux entre ses dents, le crissement du cristal—ou peut-être sont-ce ses canines, ses molaires qui s’effritent sous sa langue—, les fragments qui tombent et reflètent son image dans chaque angle comme un kaléidoscope d’enfant, elle est cent, elle est mille, sur le plancher, entre ses doigts, glissant de son menton. Affamée, elle en mange toujours plus, ça goûte métallique dans sa bouche, mais ce qui est bon, c’est de sentir qu’elle agit, qu’elle a un impact sur quelque chose, même si c’est en détruisant. Elle croque, elle mastique tout ce qui est brisé.

Et ça coule sur ses joues, ça la transperce, ça lui fait froid au cœur. Elle n’ose pas marcher, de peur de percer la plante de ses pieds sur tous les débris qui jonchent le sol, elle reste immobile, debout face à l’opacité du mur, mais elle connaît par cœur le relief de son visage, elle l’a tant étudié, scruté, critiqué, elle sait quelle image lui renverrait le miroir si elle ne l’avait pas dévoré: une figure assez ronde, des traits génériques, des yeux banals, une normalité insipide de la courbe de sa nuque jusqu’à l’ovale de ses narines, et aujourd’hui, exceptionnellement, les morceaux de vitre qui lui perforent les joues, les lèvres, est-ce que c’est beau, ça? Est-ce que ça ajoute du piquant à son visage de figurante, de silhouette floue? On lui a toujours dit que le rouge allait bien avec son teint. Une complexion d’automne. Elle croirait disparaître sans avertissement, se faner en un souffle, si la douleur sous sa peau ne l’ancrait pas, si la chaleur de son sang ne lui rappelait pas qu’elle est bien vivante malgré tout.

Elle passe la main sur sa joue et s’étonne des mille et une coupures sur ses phalanges et ses paumes. Elle relâche mollement son bras. Les éclats de vitre autour d’elle font office de confettis tristes, mais elle n’est pas d’humeur à célébrer quoi que ce soit. La rage est retombée, s’est assoupie pour quelque temps, pour ne laisser qu’un vide capitonné dans ses tripes. Machinalement, elle retire les fragments qui percent sa peau, jusqu’à ce que ses mains soient trop pleines pour tenir même une miette de plus. 

Demain, elle aura quelques haut-le-cœur en se réveillant, se précipitera à la salle de bain, évitera soigneusement la vanité. Les yeux fermés, les paumes moites sur les tuiles froides du plancher. Entre ses respirations fortes, saccadées, elle vomira son reflet. Il sortira d’un coup, fluide, informe. Elle s’essuiera la bouche et, tirant la chasse, le regardera s’éloigner, de plus en plus petit. Dorénavant, elle vivra sans image, sans angoisse. Elle laisse tout aller pour pouvoir reprendre place, à tâtons, dans ses bras, ses jambes, sentir le souffle se glisser entre ses dents, avoir l’espace pour respirer dans le corps qui est le sien.

Margaux Blair

Margaux Blair a complété un diplôme d’études collégiales en Littérature et est maintenant étudiante au baccalauréat en Études littéraires à l’Université du Québec à Montréal. Elle publie depuis peu des textes dans des revues universitaires (Quartier F, Lieu Commun). Victime de sa jeunesse, elle ne sait pas ce qu’elle veut écrire, mais contemple quand même l’écriture d’un premier roman.

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