Juillet 2018

Les saisons

par

Catherine Anne Laranjo

poésie
pour ces fruits acides

Quand elle l’a rencontré il était inquiet.
Il enseignait l’anglais il disait how can I teach what I don’t even know
Il souriait.
Dans le soleil éternel il souriait de tout ignorer encore.

Il aurait voulu être marchand de crème glacée instructeur de kayak prostitué volontaire
Il se demandait si elle l’aimerait encore.
Il était inquiet mais souriait jusqu’au soir, elle savait déjà que les coins de sa bouche se déplieraient différemment si elle attendait plus longtemps
Dans la nuit.
Si elle ne partait pas
Quand il lui dirait tu sei matta.
Si elle attendait
Que les fruits aient mûri tout le jour.

Elle l’a rencontré sur la côte des oranges, les oranges de Valence, elle le répète encore souvent
Entre ses lèvres on dirait une crème pour la peau une mélasse particulièrement souple
Un pétale de velours mauve
Qui pique
« Les oranges de Valence »
Voilà comme elle le dit
Ça se mange.

C’est là où ils se sont connus
Dans le pulpe des jours.
Il l’a reçue parce que sur l’Internet ses mots lui parlaient dans une autre langue
Il n’avait jamais entendu ça avant c’était le revers du monde.
Il lui avait dit comme ça
You are unbelievable
Where did you fall from
Des picots sur la langue.

C’est là où ils se sont connus

Dans le pulpe des jours

Cet été-là elle arrive comme une comète.
Elle ne veut rien d’autre que de la pastèque, des amandes blanches et les citrons qu’on peut dépecer à la main pour les avaler quartier par quartier.
Elle les amène à la plage elle s’échoue devant l’école où il travaille
Elle passe ses journées à être en vie salée
Elle maigrit se brûle la peau d’huile de coco d’iode de mer et de sable rêche.
La plage n’est pas belle mais les gens y sont ensemble
Et nus.
Ils parlent une langue qui oublie une lettre sur deux
C’est presque la sienne, son interminable langue, elle aime les erreurs les espaces
Chaque mot qui achoppe l’enjoint aux petits quartiers jaunes
Elle s’en fourre un dans la bouche à toutes les fois où les « s » et les « j » entre leurs lèvres espagnoles manquent
Elle répond elle ne corrige rien.
Elle ne comprend pas pourquoi on dit des agrumes qu’ils sont amers, pourquoi il ne faudrait pas les manger comme les baies les pommes les melons. Elle les traite comme tout le reste elle les utilise en repas en collation. Il dit you don’t care about anything. C’est faux bien sûr. She loves in incredible ways.
Le soir quand il vient la rejoindre au bord de l’eau c’est comme aimanté
Il la discerne parmi les autres son corps est doré.
Il regarde les vagues que le citron a dessiné aux bords de ses lèvres, des yeux il surfe en sens inverse, les premiers jours il demande but how can you eat them like this elle lui répond en souriant ma is like a dessert come on, qui, provali.

Des mois plus tard il lui avouera qu’au départ il l’avait regardée marcher de loin
Demander son chemin jusqu’à un café qui n’existe pas, puis un autre qui existe trop.
Il l’avait regardée avec son petit sac qu’elle croit toujours trop gros.
Il l’avait regardée descendre les escaliers nu-pieds tirer la lourde porte d’entrée au lieu de presser le bouton pour tout rapidement régler d’en haut
Elle souriait elle aimait se donner le mal.
Il l’avait regardée confuse devant le lave-vaisselle la machine à laver
Elle ne savait pas quelle durée choisir dans quel casseau verser le savon
Il l’avait regardée se demander quelle eau utiliser alors que toute l’Andalousie séchait à vif.
Il l’avait regardée comme il regardait les documentaires sur les fruitariens en Thaïlande
Comme on regarde un arbre tranquillement fleurir, du jus couler et salir le sofa
Sans rien faire pour arrêter ça.
Il savait toujours très bien ce qu’il voulait il s’était dit je vais la jeter dehors ou l’aimer
Je vais manger de ce fruit, c’est soit je l’adopte soit je le vomis.

Ils parlent une langue qui oublie une lettre sur deux

Ça durera des semaines il ne la comprendra jamais sur tout son diamètre
Lui demandera souvent de son anglais accidenté but how is possible you surprise me everyday after all this time
Pour lui répondre elle lui empruntera son sourire du début
Celui qui élucide par en-dessous
Elle parle dans sa langue maintenant :
Le cose semplici stancano.
Des mois après il la mangera encore comme s’il ne savait pas ce que goûtent les oranges quand elles viennent d’où il vit
Normalement il arrache les femmes des arbres et pousse leurs restes en bas du lit. Il ne comprend pas encore pourquoi il n’arrive plus à dormir sans sa lingerie de compost sans les odeurs qu’elle fermente. Il n’arrive plus à rêver correctement sans sa peau quand elle se gâte.

(Plus tard beaucoup plus tard il leur dira à tous les deux
Il s’en informait lui-même il fallait que chacun comprenne bien
Catarina you are not eating fruit
You are the fruit.)

Quand l’été meurt elle part.
Elle part il lit ce que de loin elle écrit au sujet de son pays, son sofa, sa bouche quand elle fleurit
Il copie-colle sa langue dans Google Translate
Transforme les accents en « z » et les lettres muettes en « e » qui se prononcent fort.
Il pense à elle comme à une odeur d’ammoniac dans une chambre fermée
Les draps sont pleins de sa sueur de citron
Tout est jaune elle lui manque il ne comprend pas tout à fait.
Il fait des migraines à force de passer quatre heures par jour à lui écrire
Bientôt l’écran coule il lui faut prendre de longues marches pour bien la digérer.
Il mange tout d’elle.
Les fibres blanches.
Les pépins.
Les stries.
La pelure.
Ça lui donne des maux de ventre lui blesse la langue et les gencives
Il éponge tout avec le pain les pâtes il essaie ce qu’il connait ça ne fonctionne pas très bien.
Il veut autre chose il veut le citron l’y trouver
Lei
S’il croque assez profond
Lui
Il veut trouver le sucré qu’elle goûte sans forcer une miette il veut sentir ses minuscules lèvres roses se mouiller, son visage se transformer de plaisir, l’entendre lei dire dans sa bouche à lui
But so good
De sa petite voix de faon.

L’absence l’obsède ça dure tout l’automne
En l’attendant il fait des provisions sa maison déborde d’agrumes
Il étouffe ça le nourrit.
Il ne travaille presque plus ils s’écrivent sans arrêt et quand les mots se déforment par-dessus l’océan, quand elle parle trop honnêtement de bébés quand elle aime trop profondément la souffrance dorée quand elle devient beaucoup trop tous les fruits en même temps
Il laisse tomber.
Se rend directement chez la famille chinoise au coin de son appartement.
Achète les oranges de Valence en vrac
Elles n’arrêtent jamais d’être de saison.
Il achète des pommes-grenades presque gâtées et des têtes de Bouddha qu’elle ne connaissait pas et une seule mangue parce qu’elles sont encore très chères et qu’un professeur d’anglais qui ne parle pas très bien la langue qu’il enseigne doit faire attention.
Attention à quoi il ne sait pas.
Il revient les bras pleins.
Installe le butin sous la fenêtre.
C’est elle.
Il la fait mûrir.
Ne la mangera pas toujours toute.
Certains fruits pourriront.
Il est occupé à essayer de comprendre d’où le sucré sort.
Il étudie les agrumes les déchire d’un côté un jour de l’autre le lendemain
Conserve chaque enveloppe.
Il installe les morceaux de fruit sous sa langue entre ses molaires
Ferme les yeux répertorie les bulles de saveur identifie les sortes d’amertumes, il change de job se transforme en inspecteur de bâtiment
Il essaie de faire comme elle lui a enseigné prendre le temps d’être touché
Des fois il n’en peut plus il s’impatiente c’est un homme qui veut la vie immédiatement il referme la fenêtre fort il s’envoie les morceaux entiers dans la gorge
Des portiques à en revendre
Ça brûle ça brûle encore
Il faut retourner à la mer Santa Madonna où précisément perce-t-elle la peau pour goûter la douceur qu’il a oubliée toute sa vie.

Un jour elle revient.
De son pays de cabanes et de gazon elle revient.
Elle est encore moins certaine elle goûte plus sur que jamais.
Il se ruine il va la rejoindre loin il l’accueille avec un bouquet de carottes devant un fastfood
Et dans son sac à dos un régime de bananes.
Les plus sucrées de chaque famille c’est pour se protéger un peu c’est inutile l’aigreur s’effondre il pleure.
Ils dînent aux kakis leurs dents sont plus blanches qu’avant, c’est ici qu’il commence à l’aimer.
Il n’arrêtera pas ça grandit
Ils traversent l’automne les jambes ouvertes le four à broil
Déshydratés
La fruiterie ne ferme jamais la petite famille chinoise n’en peut plus.

Il brûlait maintenant il sèche et elle repart encore
Retourner se faire disparaître dans l’hiver.
Elle ne lui explique pas qu’elle pousse aussi sur l’écorce
Que d’autres mains n’en ont pas fini avec elle.
Elle ne lui dit pas qu’elle se mange aussi pour le dîner, en croustade, tapissée d’avoine. Ne lui avoue pas de toute manière il ne comprendrait pas : il n’y a pas de dîner pas de snack léger sur la Méditerranée, c’est soit on soupe soit on fait l’amour.
Elle retourne là où elle tombe
Il n’y a pas beaucoup de fruits là-bas ce n’est plus comme à l’automne
Il a fini d’inspecter les lieux maintenant il veut y vivre.
Elle le laisse désert ses yeux se vident petit à petit il tète toujours plus fort il essaie toutes les heures du jour de la nuit il cherche sur Youtube les mots qu’il faudrait pour qu’elle décide de revenir souiller les draps couper les comptoirs briser les blenders
Il essaie si fort il s’enflamme les bords de la bouche, pense même à recommencer la cigarette
Les lunettes de soleil
Le café
Remplir
Il faut trouver
Quelque chose qui râpe encore
Jusqu’à ce qu’enfin elle rentre ouvrir les pamplemousses
Au printemps devant son vélo qui se fait voler sans arrêt.

Il a acheté un cadenas pendant qu’elle n’était pas là elle ne comprend pas pourquoi il verrouille la porte de la grande chambre
C’est neuf il est fier de lui montrer il a tout peinturé de blanc, les moulures les volets le plafond.
Avant d’entrer elle touche l’armure de ses doigts mouillés
Le loquet fond il est nerveux ma così felice
Le cose pulite stancano.
Il a quitté l’appartement fruitier il payait cher pour attendre
Il parle dans sa langue maintenant regarde ici c’est mieux quand la lumière entre elle met le feu
Jaune
Le feu n’a pas changé de couleur.
Ça fera bientôt quatre saisons, on aura fait le tour, elle revient et ne pense plus qu’au minuscule marché organique au coin de la nouvelle maison, au cadenas de mauvaise qualité sur la bicyclette usagée, à l’étonnant sucre des pamplemousses en avril, elle ne veut plus qu’eux, elle les tâte tous les choisit bien mous, elle l’attend sur la piazza lui demande de prendre l’accordéon en photo, il dit que c’est défendu la musique, mais ça continue.

Catherine Anne Laranjo

Catherine Anne Laranjo a trente ans, vit à Montréal et vient au monde. Elle est candidate à la maîtrise en création littéraire à l’Uqàm, où elle s’intéresse à la vie-poésie, à l’écriture voyageuse et aux espaces où ça (se) touche.

retourner aux textes acides
revuesaturne@gmail.com